La franchise Tron

Tron, le premier, était arrivé sur les écrans en 1982 avec un statut d’œuvre résolument moderne. 30 ans plus tard, alors qu’arrive un nouvel opus de la saga, Tron a pris la position de film culte pour toute une génération. Ce statut, Disney s’est mis en tête de surfer dessus afin d’initier un projet, Legacy, qui aurait pu sentir bon le réchauffé. Mais l’excitation a clairement pris le dessus et Tron, les deux films, donc en terme d’objet global, va parvenir sans mal à devenir une franchise de qualité.

Une question de vocabulaire tout d’abord. On a pu lire, si et là, que ce Legacy était un reboot, une séquelle du premier opus. Voici bel et bien une preuve, parmi tant d’autres, que nos critiques n’ont pas compris l’essence même du film. Utiliser dans une même critique deux mots totalement antagonistes prouve cette incapacité à réfléchir sur le film. Legacy n’est pas un reboot. Sous prétexte qu’un projet vise à une modernisation d’une œuvre antérieure, ce terme reboot est employé ; à tort et à travers d’ailleurs, ce qui prouve bien qu’il existe un effet de mode. Or, si certains longs-métrages font l’objet d’une relecture, et le spectateur peut s’en rendre compte aisément sur nos écrans de cinéma, et si Legacy peut en prendre le chemin, le film se pose sur d’autres territoires.

Les personnages principaux sont de retour, vieillis, reprenant leurs rôles et leurs statuts. Kevin Flynn, Alan Bradley et leurs avatars Clu et Tron ainsi qu’Ed Dillinger sont bien présents. La bonne surprise vient de la distribution qui a su conserver les mêmes acteurs pour les personnages de Flynn et Bradley, Dillinger n’ayant qu’un rôle minime dans Legacy. Mieux encore, grâce à l’évolution des technologies, nous retrouvons Clu comme le spectateur l’a laissé en 1982 ; chose normale, la possibilité d’évolution physique dans un monde numérique relevant de l’impossible. Saluons néanmoins la crédibilité du traitement et par la même occasion une certaine forme de respect vis-à-vis de l’œuvre originelle. Encom, l’entreprise est aussi présente et s’est bien développée depuis. Elle a pris conscience de son statut à l’internationale et n’est plus l’entreprise familiale du premier opus, le fils de Kevin Flynn, Sam, délaissant d’ailleurs l’héritage familial. Le terme de suite est alors davantage approprié. Mais c’est également bien plus que cela.

Legacy est, avant tout, un hommage à un objet culte de la culture populaire, un objet qui a été une œuvre fondatrice dans le développement mental et moral de la planète numérique. Déjà,  dans Legacy, le passage entre les deux mondes se fait par un jeu vidéo, certes pas en lui-même mais la figure de la porte entre deux univers est bien mise en évidence. Le nom du jeu : Tron tout simplement. Cette borne d’arcade constitue la passerelle entre l’ancien et le nouveau film. L’hommage continue dans le discours relatif au jeu vidéo proposé. Dans Tron, celui-ci ne constituait qu’un objet ludique. Mais il faut voir la foule qui rigole dans cette salle d’arcade, bien nommée Flynn’s, cette foule passionnée par le numérique qui en arrive déjà à faire d’un gamer un héros. Dans Legacy, c’est différent. La salle, autrefois bondée, est vide. Quoiqu’il en soit, Legacy ne convoque aucune nostalgie, il est juste en corrélation avec son époque. A la vision de la dextérité de Sam lors des combats, le spectateur se dit bien qu’il n’est pas insensible au plaisir vidéo ludique. Il faut, peut-être (sûrement ?), y voir un avènement de la console de jeu de salon. La franchise se pose alors comme un témoignage important de la grandeur de ce nouveau média, dont le succès des bornes arcades dans les années 1980 était immense mais qui est devenu le produit culturel le plus vendu au monde dans les années 2010. Le monde ne doit plus ignorer le jeu vidéo comme pierre angulaire de la diversité culturelle. Le discours de la franchise est bien de montrer que c’est tout simplement de l’art. Autant le premier film restait dans une logique de forme car reprenant des techniques de représentations propres à ce média, autant le deuxième opus intègre ça dans son discours comme possible salut de l’Homme. Ne rions pas, n’est-ce pas le but premier de l’art (et en particulier de l’art religieux) de confronter son âme au monde qui nous entoure ? Hommage toujours. Le deuxième opus reprend donc non seulement les personnages mais également des partis pris de réalisation, de décors et surtout les passages fondateurs du premier film. Même le novice se souvient, ou à connaissance, de la poursuite en moto, du combat de disque dans l’arène, de la grille et de la ligne comme éléments chacun constructif et constitutif de l’univers. Doit-on y voir une simple tentative de relecture, à la lumière de la modernité ? Non, nous sommes là aussi dans le domaine de l’hommage. Le réalisateur de Legacy a bien pris conscience que Tron était iconique. Il lui était alors tout bonnement impossible de zapper ces figures sur l’autel de la bonne conscience du remake intelligent. Après tout, les frères Wachowski n’ont-ils pas fait la même chose avec la trilogie Matrix et Speed Racer ? Enfin, n’oublions pas que Tron est présent dans les décors de Legacy comme figure de la culture populaire : poster, figurines, borne du jeu vidéo en arcade. Legacy rend, ici, hommage à un comportement de fan conscient de la puissance de l’art comme moyen d’influencer sa vie, comme vecteur d’imaginaire, comme support à la morosité.

Hommage encore pour une cinématographie. Legacy, c’est un certain type de cinéma des années 1980 qui nous revient aux yeux et aux oreilles comme pour mieux explorer la vision de son prédécesseur. Dans les deux films, les personnages ne sont pas dotés d’une écriture très profonde mais le spectateur prend vite conscience du statut de leur caractérisation : des méchants, des gentils, un jeune premier, une jolie fille, bref, que du déjà-vu. Heureusement, les personnages ne sont pas un enjeu premier du film et ne servent que leur figure propre. Il faut d’ailleurs noter, parfois, une qualité assez pauvre des dialogues, qui ne prennent pas en compte la philosophie du film. Les punchlines ne sont pas si percutantes que cela et assez clichés. La carte de la naïveté est de sortie. Mais est-ce réellement important ? Le spectateur est là pour ne pas se prendre trop la tête, emmagasiner du plaisir, pour s’émerveiller devant l’univers que les films proposent. Mais que serait Legacy sans le score musical qui nous est arrivé à grand renfort marketing ? Heureusement, les compositeurs ont été à la hauteur de leur réputation. La musique de Daft Punk contribue au renouvellement de cette cinématographie. Le duo électronique est fan du premier film et de la musique eightie, comme peut en témoigner leur deuxième album Discovery et les clips de Leiji Mastumoto qui vont avec ou leur architecture scénique. Les versaillais ont clairement regardé du côté de Vangelis ou de Giorgio Moroder pour composer leur bande originale et donner de l’épique à cet univers supposé froid. Enfin, un petit mot sur  l’acteur principal de la franchise : Jeff Bridges, un peu branleur dans le premier, un peu zen dans le second, offre toujours un comportement caractéristique de leur époque. Sa trajectoire personnelle est linéaire, compréhensible, passant du jeune fou au maître de tranquillité mais restant toujours dans une coolitude propre à chaque décennie. Il est un buddy movie, genre qui a connu une belle heure de gloire dans les eighies, à lui tout seul. Cette attitude nous renvoie à l’innocence des années 1980, décennie où absolument tout était permis. Kevin Flynn peut, dès lors, jongler entre ses caractères tout en restant cohérent. C’est juste que, lui aussi, se permet tout.

Mais ce qui relie les deux films, c’est l’appel à l’humanité qui innerve cette franchise. Il faut dire que donner vie à des entités apparentés inhumaines était audacieux. Oui, un ordinateur, et par extrapolation un clavier, une platine, un banc de montage, pour ne citer que quelques exemples d’outils numériques, ne sont pas des machines froides mais clairement destinées à donner de la vie. Une vie qui permet à ses concepteurs, nous, à nous plonger dans l’âme humaine, à y réfléchir, à en poser de nouveaux concepts, à démultiplier les corps, à questionner notre identité, à améliorer nos vies dans les objets de la vie courante. Où est le corps ? Où est l’esprit ? Un esprit peut-il être sans corps ?…La franchise se pose alors comme une oeuvre à la fois philosophique et matérielle. Elle s‘installe aisément aux côtés du cinéma de James Cameron (Terminator, Avatar), des frères Wachowski, de Stanley Kubrick (pour 2001, L’Odyssée de l’espace et HAL), de l’animation japonaise, le nom de Mamoru Oshii avec ses Ghost In The Shell et Avalon venant le premier à l’esprit, ou de la littérature d’Isaac Asimov (les lois de la robotique, c’est lui et dont I,Robot d’Alex Proyas s’est inspiré). D’ailleurs le propos même est inscrit dans le corps des films grâce à l’utilisation de l’informatique comme moyen d’inventer de nouvelles techniques de représentations. Cet outil permet au spectateur de s’ouvrir à quelque chose de différent, loin des considérations réalistes de notre monde réel. En cela, la franchise est bien un summum de la science-fiction. Sont-elles plus importantes ? Moins ? Non, elles sont juste un moyen d’appeler l’esprit du spectateur, de l’aérer, de la faire plonger, de lui faire prendre du recul, d’aller…ailleurs. Et si le mot « libération » n’était pas trop fort ? Mais les films ne plongent pas dans la défense corps et âme de l’informatique. Il rappelle tous les dangers d’une Intelligence Artificielle pouvant développer sa propre conscience. Le concepteur doit garder son invention sous son joug sous peine de se voir dépasser. Les cinéastes cités le disent pleinement. Legacy va même encore plus loin et vient convoquer une représentation du totalitarisme qui prouve son ambition morale. Et nous rappelle le danger de ce type d’entreprise quand elle vient contaminer un monde auquel elle n’est pas destinée. Le dernier plan du premier opus ouvre cette réflexion en mettant en parallèle le quadrillage du monde numérique avec celui de la ville. Et si les dangers du monde numérique venaient dans notre monde réel ? Ce plan, assez pessimiste, sert à nous mettre en garde. Legacy reprend cette thématique avec un même type de plan, et ce, dès le début du métrage. Et là, c’est le pessimisme qui est déjà présent. La séquence suivante nous le confirme. Oui, Encom est une société florissante. Et oui, elle est sous le joug du capitalisme, cette forme moderne et financière métaphorisée du totalitarisme, et moralement tout aussi condamnable. Les deux films s’imbriquent alors parfaitement et jouent la carte de la continuité en se répondant.

Mais la franchise est aussi un fantasme, une pure jouissance. Un fantasme, assouvi par nos héros, qui donne corps à tout gamer qui se respecte de pouvoir contrôler pleinement, et surtout corporellement sa manette. Certes, ce système existe depuis longtemps dans les salles de jeux vidéo, et depuis peu sur les consoles de salon. Mais rarement les effets ont été maîtrisés de la sorte. Certains diront qu’un objet cinématographique n’a pas le même budget, donc pas le même  qu’un objet vidéo ludique. C’est tout à fait vrai ; d’où l’importance du terme fantasme. La jouissance, qui met les sens en éveil et en émoi, apparaît, quant à elle, dans la forme cinématographique des films. Les technologies actuelles le permettent mais qu’ont dû penser la génération de 1982 devant la célèbre poursuite à moto ? Du bonheur probablement. Cette sensation, Tron avait bien tenté de se la représenter mais la faute à une technologie limitée, le spectateur des années 2010 peut rester sur sa faim. Il ne faut, néanmoins, pas dénigrer le travail des spécialistes en effets spéciaux de l’époque, quitte à trouver tout cela kitsch. Oui ça l’est mais au regard de l’impact de ces travaux, peut-être devrions-nous reconsidérer ce traitement. En 2010, c’est autre chose et le cinéaste a convoqué toutes des formes artistiques adéquates. Tron, premier du nom, avait réussi à influencer architectes, designers et couturiers. Legacy reprend tout cela dans une juste logique de retour des choses. La mise en scène, le découpage, la musique jouent clairement la carte de l’hédonisme. Le montage permet une lisibilité de tous les instants de plans souvent cadrés magnifiquement. L’utilisation de la 3D est, pour une fois, adéquate car mettant en valeur les deux univers de manière différente. Mais le plaisir des yeux ne s’arrête pas là et entre dans le domaine du décor. Le réalisateur de Legacy est de formation architecte. Il a ainsi convoqué un design intérieur pour rajouter cette touche de glamour qui flatte la notion de beau. Sa base de travail : le mélange entre l’épure de la modernité et le classicisme pour un entremêlement des genres assez détonnant, mais qui arrive à bien coller aux personnages et cet univers froid mais qui se souhaite humain. Et nul doute que les costumes, déjà présents de la sorte dans Tron, aillent influencer le milieu de la mode. Nous noterons l’utilisation de la lumière qui apparaît primordiale à la bonne lecture de toutes ces représentations. Enfin, il a été très cohérent de donner la carte de la musique à Daft Punk, le groupe qui fait danser la planète entière, le premier à avoir donner une visibilité critique de grande ampleur à la musique électronique, maître étalon de cette culture qui vise un plaisir immédiat. Le spectateur est clairement entré dans une dimension viscérale, physique. Tout, absolument tout, est fait pour que le spectateur prenne un pied intégral. Mais plus que ça, certaines séquences, situations, plans vont, peut-être, entrer dans le panthéon iconique de la culture cinématographique populaire.

Legacy est un objet hybride. Mais c’est bel et bien Tron qui a lancé la vague. Cette première monture apparaît visionnaire et avant-gardiste malgré les défauts de ses qualités. Le deuxième opus se veut plus réflexif, peut-être plus ambitieux (quoique…), mais plus méta-filmique également. Les deux films apparaissent indissociables même s’ils peuvent se regarder indépendamment, et ce, avec grand plaisir. Et derrière cet objet populaire, produit par Disney, rappelons-le, se cache quelque chose de plus mystérieux. Une vraie découverte en tout cas.


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